Rapatriement : les enfants d’abord

Dans les mois qui suivent le cessez-le-feu, c’est la débandade, l’exode aussi. Un million de pieds noirs fuient le pays, laissant tous leurs biens sur place. Il faut organiser le rapatriement et la logistique est bien insuffisante. À partir d’avril, les CFJA étant dissous, je suis affecté avec d’autres moniteurs de sport à Alger à cette logistique de rapatriement. Nous devons convaincre les familles de nous laisser prendre en charge leurs enfants de moins de 15 ans. Ils se trouvent dans le port avec leurs parents en attendant de trouver une place dans un bateau pour Marseille. Ils restent à quai pendant parfois quinze jours, voire plus ! J’ai longtemps gardé en mémoire la vision de cette cohue immense remplissant le port d’Alger en ce printemps 1962. Je revois aujourd’hui encore, toutes ces familles hébétées sur les quais, assises sur quelques rares bagages qu’elles ont réussi à sauver. Enfants et vieillards tombent de fatigue. On lit l’immense détresse dans leurs yeux. Ces pauvres gens laissent sur place toute leur histoire quand ce n’est pas des membres de leur famille qui désirent rester en Algérie pour ne pas abandonner leurs morts…

Nous devons convaincre ces familles de nous laisser prendre en charge leurs enfants. Ensuite, nous les embarquons par centaines dans des Bréguets® deux ponts, des énormes quadrimoteurs spécialement aménagés pour la circonstance. La traversée dure deux heures et mon baptême de l’air se prolonge pendant près d’un mois.

À Marseille, les enfants rapatriés en avion sont alors confiés à plusieurs ONG qui se trouvent là en renfort. Il y a notamment la Croix-Rouge qui les héberge dans un centre de transit en attendant que leur famille vienne les récupérer, quelques jours ou quelques semaines plus tard.

Un million de pieds-noirs rejoignent ainsi le continent. Ils débarquent tous à Marseille en l’espace de six mois et sont très mal accueillis par une population qui les considère tous comme des colons. À mon retour, j’ai de sévères discussions avec mes amis à ce sujet. Beaucoup se sentent envahis. On entend des phrases lourdes de conséquences :

–  Ils vont nous prendre notre travail…

–  Ça va faire monter les prix…

Il faut quand même l’avoir vécu pour se faire une opinion. Ceux qui débarquent ont tout perdu, ils ont tout laissé là-bas. Ils n’ont plus rien qu’une valise et des souvenirs. Seuls quelques nantis n’ont pas laissé trop de plumes. Ceux qui sont rentrés bien avant l’issue de la guerre…

À chaque voyage aller-retour à Marseille, j’espère toujours me faire oublier… Et ne pas repartir là-bas. Mais non, cela n’arrive pas… Il faut rapatrier tout le monde et quand ce rapatriement des enfants est terminé, nous sommes trimballés de camp en camp, réintégrés dans un régiment dont je ne me souviens plus l’arme. En qualité de moniteur de sport, je fais faire du sport à mes potes bidasses tous les matins. Il faut bien passer le temps… En Algérie, on nous met gentiment à la porte. Les nouvelles autorités ont négocié le retrait de tous les militaires français le plus rapidement possible. Ce sera le cas de mon régiment en décembre 1962… Mais avant cela, je pars quand même en permission, en octobre ou novembre. Je sais que j’ai droit à une bonne quinzaine de jours, mais je fais le mort. J’espère ainsi retarder le plus possible mon départ pour ne pas avoir à revenir… Mais un jour, on m’oblige à prendre cette permission. Je tente tout pour ne pas repartir. J’invoque même une faiblesse pulmonaire et bien d’autres maux. Je vais jusqu’à passer des examens dans un service médical des armées de Lyon… En vain ! Contraint et forcé d’y retourner, j’organise mon retour par les airs. J’ai pris goût à l’avion…

La quille enfin !

Début décembre, mon régiment, soit environ 800 appelés est transféré dans le port de Bône, aujourd’hui appelé Annaba. Nous devons vivre pendant cinq jours dans un train qui ne circule pas de nuit. Avant d’être cantonnés dans un centre de transit en attendant nos places sur un bateau. Nous devons tuer le temps pendant trois semaines avant de rentrer en métropole. C’est assez difficile de rapatrier tous ces bidasses en même temps, les structures en France ne suivent pas…

Finalement, tout mon régiment est rapatrié dans la nuit du jour de l’an entre 1962 et 1963. J’ai donc à nouveau passé le nouvel an sur un bateau, mais pour revenir du “bon” côté de la Méditerranée cette fois et définitivement ! Après une longue nuit de bateau, nous restons une journée dans la gare Saint-Charles de Marseille avant de partir en direction du nord. Sans avoir aucune idée de notre destination finale. Ce n’est qu’après une nouvelle longue nuit de train que nous découvrons enfin notre énième casernement : Lure en Haute-Saône, ville historique de garnison. Notre casernement est tout aussi historique et doit bien dater du XIXe! Heureusement, je n’ai pas à attendre trop longtemps ma libération. D’après mes documents militaires, il me reste une quinzaine de jours tout au plus, avant la quille !