Et toi hein, à quoi tu sers ?

Papa était jurassien, horloger, tailleur de diamants, réparateur de radios TSF, d’appareils photo et de toutes sortes d’objets très complexes. Maman a élevé huit enfants dont une infirme, elle était auvergnate et bourguignonne. Je me prénomme Gérard, Raymond Colin, troisième né et premier garçon de la fratrie. Maman disait souvent, quand elle était épuisée par le labeur : « C’est à force de gratter des parquets que j’ai pu élever ma progéniture… » La vie n’a pas été de tout repos pour notre grande tribu, mais maman et papa nous aimaient.

Très tôt passionné par la technique, j’ai eu soif d’apprendre tout au long de mon parcours. Les aléas ont fait que sans cesse, j’ai dû recommencer à faire mes preuves dans divers mondes professionnels. De simple ouvrier à directeur, d’enseignant à ingénieur en passant par le management, j’ai exercé une multitude de métiers et occupé cinquante-huit emplois déclarés… Après une longue traversée du désert de trois ans de chômage – entre 1991 et 1994 – j’ai connu la précarité professionnelle avant de trouver “ma” place et de subir la maladie…

Toujours prompt à rebondir, j’ai gardé sans cesse allumée la petite flamme qui est en moi. Éclats de rires et larmes de désespoir ont été ma nourriture quotidienne durant cette période noire. Mais je crois toujours naïvement que la roue tourne, qu’il y a pire ailleurs, que la bonté et la gentillesse des uns font oublier – un peu – la méchanceté des autres… Et je voue une confiance éternelle en l’avenir.

Voici donc, mon histoire… Gérard Raymond Colin

Chapitre 1
De la petite enfance à l’indépendance

À quoi rêve un petit garçon de 5 ans ? Je suis le troisième enfant et le premier fils d’un horloger diamantaire. Notre famille compte déjà cinq enfants quand je souffle mes cinq bougies et elle va en compter trois de plus. Les gens pensent que nous sommes riches. Il n’en est rien. Seul le propriétaire de l’horlogerie peut prétendre l’être. Mon père, lui, se contente de tailler des diamants… Mes parents nous adorent : leurs enfants sont tout pour eux. Ils mettent un point d’honneur à nous habiller très bien. Nous sommes toujours propres, bien nets, bien mis avec de beaux habits. Mais ce n’est qu’apparence, mes parents trichent… Je me souviens que ma mère porte une belle gourmette en or, pour assurer le “statut”. Mais le soir venu, nous n’avons qu’un bol de chocolat pour dîner et c’est tout. Papa travaille chez un horloger et nous bénéficions d’un logement de fonction, en ville. Mais notre famille est plus pauvre que celle d’un ouvrier. Nous habitons au numéro 16 de la rue Edme Piot à Montbard, en Côte d’Or, au cœur de la Bourgogne.

Un jour de 1955, j’ai à peu près cinq ans, mon père s’adresse à moi. Ma grande sœur Annette qui a huit ans est à côté de lui. Il me demande de monter sur sa mobylette…

– Viens Gé’, monte ! Je t’emmène en vacances ! Nous partons dans l’Yonne…

Dans ma tête d’enfant peu gâté, j’ai l’impression de rêver éveillé : partir en vacances, jouer, profiter de l’été… J’ai sans doute mal interprété ses intentions. Parce qu’en fait de vacances, je me suis retrouvé dans une ferme, à Ravières, pour «donner un coup de main». Avec Annette, nous allons passer les vacances dans cette ferme pour soulager notre famille en lui permettant de ne pas nourrir toutes les bouches.

Annette est l’aînée, je suis le troisième et entre nous, il y a Éliane. Elle a été un beau bébé en pleine forme notre sœur, mais à trois jours à peine, elle a contracté une encéphalite qui l’a laissée handicapée, à vie. Voilà pourquoi elle reste avec nos parents.

Du ramassage de crottin au brossage des baudets

Dans cette ferme à Ravières, on m’attribue des tâches quotidiennes. Je dois ramasser le crottin des chevaux pour servir d’engrais dans les jardins. Je dois nettoyer et brosser les baudets et surtout, je suis tenu d’obéir. En fait, j’ai à peine cinq ans et je viens d’entrer dans la vie “active”…

Le labeur est rude, mais je suis quand même bien nourri. À part le foie que je n’apprécie guère… Une fois d’ailleurs, je l’ai balancé par terre et les poules se sont battues pour becqueter le morceau à ma place… J’ai pris une belle raclée et on m’a envoyé au lit immédiatement. Malheureusement, j’ai le malheur de pisser au lit. Pour me punir, la fermière, une espèce de femme à barbe qui me terrifie, m’attache aux barreaux du lit et me “pouitre” ! (Ce mot d’argot local s’emploie surtout à l’oral, il peut être assez difficile de le trouver dans un dictionnaire, alors en voici la définition : cela signifie qu’elle baisse mon pyjama pour me pincer les fesses sans arrêt.)

Heureusement, ma grande sœur est là pour veiller sur moi… Annette réussit un soir à se sauver pour téléphoner à la maison depuis chez les voisins. Et mes parents, alertés, sont venus me reprendre… Je lui dois une fière chandelle et ne la remercierais jamais assez pour ce qu’elle a fait pour moi. J’étais si petit… Grâce à elle, on m’a ramené au bercail. Et c’est seulement maintenant, des années après, que ma chère frangine m’apprend comment elle a été sévèrement punie de m’avoir fait ramener à la maison… Le soir même de mon départ, elle a été enfermée toute la nuit dans le poulailler. Pour tenir le coup et repousser sa peur, elle a parlé aux poules… Les seules réponses qu’elle entendait étaient les “cot, cot, coot”, mais ce bruit familier l’a rassurée et lui a évité de paniquer. C’était quand même une drôle d’époque… Le lendemain, elle a refusé de ramasser le crottin à ma place ! Ah, ma frangine avait du caractère et du haut de ses huit ans, elle n’a pas cédé malgré la nuit qu’elle venait d’endurer… Une sacrée petite bonne femme déjà ! Et je dois reconnaître qu’elle a toujours gardé ce foutu caractère et qu’elle n’a presque jamais cédé. En tout cas cette histoire nous a rapprochés et malgré nos vies et la distance, nous sommes restés soudés. Aujourd’hui, cinquante-cinq années après cette mésaventure enfantine, je la remercie encore avec d’autant plus de conviction que j’en ignorais le dernier développement.

(…/…)

À 15 ans, nouveau job d’été : toujours à une bonne vingtaine de kilomètres de la maison, à Alise-Sainte-Reine, dans une ferme. Une ferme, encore. J’éprouve quelques appréhensions depuis l’expérience de mes cinq ans, mais je n’ai pas le choix. Et comme je le crains : c’est l’apothéose. Je commets les pires erreurs que l’on puisse imaginer de la part d’un gamin un peu naïf, élevé à la ville. Je me déplace toujours sur mon vieux vélo et je reste deux mois dans cette ferme, mais ces deux mois-là ont réellement été incroyables !

Un été épique à la ferme !

Je vis sur place et dois me lever tous les matins à 4 heures. Pas facile, d’autant que je ne possède pas même un réveil : le comble pour un fils d’horloger ! Mais bon, les pintades se chargent aisément de l’affaire… Le fermier est un grand sec, très travailleur. Je ne l’ai connu qu’en bleu de travail. Il vit avec sa femme et ses enfants, mais n’emploie pas d’ouvrier agricole. Je suis rapidement assigné à la traite des treize vaches, à la main. Il n’y a pas de machine. Le pouce à l’endroit ou le pouce à l’envers ? Débrouille-toi ! Je dois aussi ramasser le fumier, aider à faire les foins, et alors moi, avec une fourche et une botte de paille haute densité, ce n’est pas gagné… et avec la frousse des serpents par-dessus le marché…

On me demande aussi de couper les orties et les chardons, de réparer les barbelés et boucher les trous des sacs à patates… Je me souviendrai toute ma vie de cette période, j’ai vécu tellement d’anecdotes croustillantes qu’il me serait impossible de les oublier…

– Gérard, va ramasser les œufs !

J’y vais de bon cœur, je ramasse tout en poussant les poules s’il le faut… Un jour, un Parisien revient à la ferme en disant qu’il y avait un poussin dans son œuf… Je me suis pris une de ces branlées ! La première d’une longue liste. J’ignorais que lorsque la poule couvait, c’était qu’il y avait un petit…

– Gérard, viens aider à accoucher la vache !

Moi qui ne savais même pas comment se faisaient les bébés…

– Tu tires.

C’est tout ce que m’a dit le fermier, alors je tire, je tire encore mais je n’y arrive pas. La vache beugle de plus en plus fort et je n’y arrive toujours pas… Mon patron se décide enfin à revenir voir.

– Pas de bol, le veau est à l’envers. Prends l’accoucheuse…
– ? …

J’apprends qu’il s’agit d’une machine en bois dotée d’un cric. J’attache une patte du veau et commence à treuiller. Tout à coup, la patte est expulsée… toute seule ! Je prends peur et me tire au plus vite ! Et pendant ce temps-là, les chiens se mettent à dévorer la patte du veau et la vache continue de saigner… J’ai de nouveau droit à une branlée et le véto vient réparer les dégâts. En fin de compte, le veau était déjà mort. Je n’y étais pour rien, mais j’avais mal au cœur de voir souffrir cette pauvre bête… Pas le temps de s’apitoyer, le fermier me commande déjà de traire la vache. Bizarre, le lait est rose ?! Mais je me dis que cela doit être normal et je vide tout le seau dans la grande cuve réfrigérée…

Le lendemain, le camion de ramassage passe et le gars vient hurler que toute sa cargaison est à jeter parce qu’elle a été mélangée avec du lait non conforme… Mon boss, vient me voir :

– Dis-moi Gérard, où l’as-tu mis le lait de la vache qui venait d’accoucher ?
– Euh ben, dans le gros bidon… Comme d’habitude, pourquoi ?…

Re-branlée et punition.

Après avoir purgé ma peine comme on dit, et beaucoup sué dans les foins, je reprends confiance. Pour me féliciter, le fermier me demande de ramener le tracteur jusqu’à la ferme, à Alise-Sainte-Reine. Le permis n’est pas obligatoire et ce n’est que du bonheur, me direz-vous ! Eh bien non. Il ne m’avait pas prévenu qu’il y avait des mouillères dans son terrain en pente. Les roues du tracteur se sont mises à glisser, puis elles ont buté et tout s’est renversé : toute la charrette de paille s’est retrouvée étalée en plein champ…

Résultat : re-branlée et nouvelles punitions.

(…/…)

Après toutes ces émotions et en seulement deux mois à la ferme, j’avais compris que je n’étais pas fait pour cela… Mais j’ai encore vécu une autre aventure, toute aussi cocasse que les précédentes dans cette ferme…

Masseur de couilles de taureau

Mon patron possédait à l’époque le plus gros taureau de la région. Il s’appelait “Coco”, ne pesait pas moins d’une tonne trois cents et faisait la fierté de la ferme. Grâce à lui, le fermier a même obtenu le premier prix au salon des agriculteurs de Bourgogne. Le bel animal appréciait énormément la compagnie des vaches du pré voisin… Un jour, le même Parisien qui venait acheter ses œufs à la ferme avait garé sa très belle auto, une Beaulieu noire flambant neuve, tout près du pré où paissait Coco. Le taureau qui a sans doute aperçu son reflet dans la belle carrosserie a cru voir-là un sérieux rival. Il a foncé et défoncé le barbelé et tout le côté droit du beau carrosse… Dans sa furie vengeresse, l’animal s’est accroché les “roubignoles” dans le fil barbelé ! Le Parisien est reparti sans s’apercevoir tout de suite des dégâts occasionnés sur un côté de son véhicule, quant à notre pauvre bête, elle était sérieusement blessée et saignait abondamment. Et devinez qui fut “désigné volontaire” pour soigner l’animal ? Bien vu, mézigue ! Après le passage du vétérinaire, mon patron m’a chargé de prendre soin des précieuses “coucougnettes” de son reproducteur… Cela consistait à lui frotter les parties avec une pommade spéciale, utilisée dans le traitement des gerçures de pis de vaches. Tous les jours, je devais donc lui frotter les couilles et j’étais le seul à pouvoir l’approcher, et même à grimper sur son dos pour me balader. Aujourd’hui, j’aurais bien trop peur pour oser m’approcher de ses grosses cornes et de ses boucles frisées… À 15 ans et à l’issue de ces deux mois d’été, je signais la fin de ma carrière de cultivateur, beaucoup trop prometteuse en gaffes !

(…/…)

Cela devient difficile de boucler les fins de mois et nous avons de la peine à rembourser la maison. Nos comptes sont dans le rouge. Je réalise qu’il faut que je trouve un emploi, n’importe quel emploi, même payé au Smic. Pour cela je dois ravaler mon orgueil et ma fierté d’avoir obtenu ces diplômes tant convoités qui sont devenus plus discriminants qu’autre chose, un comble ! Il vaut mieux être smicard qu’ingénieur en fin de droit… J’oublie mes principes d’honnêteté absolue et décide de faire l’impasse sur mes diplômes et responsabilités exercées. Honteux jusqu’à maintenant, je n’ai plus le choix et m’adresse à cette agence d’intérim que j’ai bien connue, avec un CV “allégé”. Quand j’étais chef d’atelier à Voiron, je passais régulièrement par cette agence de Rives-sur-Fure pour embaucher des ouvrières (jusqu’à 93 !) lors de grosses commandes en décolletage. Les femmes sont souvent plus habiles que les hommes et ne rechignent pas à la tâche… Je connais bien le directeur devenu un ami et il m’accueille avec un grand sourire…

– Bonjour, Gérard ! Alors, il te faut combien d’ouvrières cette fois ?
– Ah, non, je n’embauche plus… C’est moi qui cherche du travail.
– Déconnes pas ! Il me répond.
– Je ne plaisante pas, c’est très sérieux au contraire et même vital, je suis dans la merde…
– Mais Gérard, je n’ai rien pour toi… Aucune demande, ni pour des ingénieurs, ni pour des techniciens, rien de rien…
– Je ne partirai pas d’ici sans un job ! Tu me dois bien ça, d’autant que je suis prêt à accepter n’importe quoi. C’est bien simple, le prochain coup de fil, c’est pour moi !

J’ai à peine prononcé ces mots que le téléphone sonne. J’attrape le combiné au vol et réponds à la place du directeur, bouche-bée.

– Avez-vous une femme de ménage de libre ?
– Et un homme de ménage, ça vous irait ?
– Pourquoi pas s’il manie bien le balai…
– OK, c’est pour quand ?
– Le plus tôt possible.
– Et maintenant, ça irait ?
– Sûr que oui !

Me voilà parti, satisfait. Une embrouille de première m’attend pourtant encore au tournant. Sur place, je tombe sur un gars qui me tend un balai de 1,50 mètre et me demande d’ôter toutes les toiles d’araignées de l’atelier dont le plafond se trouve à plus de 4 mètres de haut ! Un grand patron doit venir en visite le lendemain et il veut que ce soit propre… Je soulève le balai à la hauteur de ses yeux et lui demande comment je suis sensé m’y prendre avec un tel matériel ?

– Démerde-toi.

Ça, j’ai l’habitude… L’atelier est vide, les mécaniciens tourneurs ont terminé leur journée, mais leur matériel est là. En tant qu’ancien professeur de tournage parallèle, je n’ai pas de mal à me fabriquer une canne télescopique comme une canne à pêche, en faisant bien attention que personne ne surprenne le “manard” à l’œuvre… Une heure après, le “chefaillon” revient et constate qu’il n’y a plus aucune toile d’araignée…

– Comment as-tu fait ? Il me demande…
– Je me suis démerdé, comme vous l’avez demandé ! (Et pan, dans les dents !)
– Bon, tu reviens demain pour balayer les allées.

Croyez-le ou non, j’étais heureux d’avoir enfin du travail. Moi qui ne fais pas le ménage à la maison, je vais devenir un pro du maniement de balai ! C’est ma femme qui sera surprise… Le lendemain, comme convenu, je me pointe comme une fleur et c’est là que je remarque que le chef d’atelier fume comme un pompier, mais le pire c’est qu’il jette tous ses mégots par terre, dans les allées. Il aperçoit mon air dégoûté, mais ne se démonte pas pour autant :

– Ramasse !

Vous commencez à me connaître et vous imaginez bien que j’ai une terrible envie de lui coller un coup de manche à balai à travers la tronche… Mais encore une fois, une force, mon pote là-haut sûrement, m’a retenu. J’étais dégoûté, écœuré qu’une ordure pareille puisse exister. Il me traite comme une merde, il mérite une branlée. Je la lui infligerai… mais pas par la force ! Une idée s’insinue dans ma cervelle tandis que je ramasse le mégot et le fourre dans la poche de mon bleu de travail.

Balayeur intérimaire le mieux payé de France

Le soir même, je rends visite à un pote qui a moins de souci d’argent que moi et lui emprunte de quoi acheter une cartouche de cigarettes. Il sait que je suis réglo et me prête le fric sans sourciller. Comme j’ai gardé le mégot dans ma poche, je sais exactement quelle est la marque de cigarette préférée du petit chef et lui achète donc une cartouche entière de son péché mignon. Dès mon arrivée au boulot, le lendemain, je lui tends la cartouche…

– C’est quoi ça ? Me rétorque-t-il, l’air abruti…
– Tu fumes bien cette marque ?
– Oui et alors ?
– Eh bien, cela me fait plaisir de te les offrir ! Comme ça tu continueras à jeter les mégots par terre et moi, à balayer !

Deux jours après, j’arrive avec mon fameux balai prêt à l’emploi et là, crotte ! Pas un mégot ne traîne sur le sol… Mon chefaillon avait installé un grand et beau cendrier sur pied. Je me suis retrouvé un peu couillon, j’ai continué à balayer les papiers et copeaux d’usinage divers qui traînaient autour des machines. Trois jours après, un gus en costume me demande si je suis bien M. Colin, l’intérimaire ? Oui.

– Le big boss veut te voir.

Merde, qu’ai-je donc encore fait ? Je vais voir le directeur technique.

– Non, c’est le big boss qui veut te voir, pas moi.

Je me rends dans le bureau du DRH (directeur des ressources humaines).

– Non, M. Colin, ce n’est pas moi, mais le grand patron qui veut vous voir.

Mince alors, je pousse la porte du bureau du dessus, celle du Pdg.

– Non, Monsieur, c’est le président du directoire qui souhaite vous rencontrer…
– ??? Ah bon, le bureau tout en haut ?
– C’est bien ça…

Bon, eh bien allons-y. Je monte encore un étage, entre dans son bureau et me présente…

– Monsieur Colin, vous êtes fort, me dit-il.
– Oui, 95 kg.
– Non, vous êtes fort !
– Pourquoi ?
– Cela fait six ans que je demande au chef d’atelier de ne pas jeter ses mégots dans les allées de l’usine et vous, en quinze jours, vous lui faites amener un cendrier ! Expliquez-moi.
– C’est tout simple, je lui ai offert une cartouche.
– Je ne comprends pas…
– Vous êtes patron pourtant, c’est logique.
– Voulez-vous un café ? Me demande-t-il.
– Oh, oui, mais j’ai du boulot…
– Vous êtes avec moi allons, il n’y a aucun problème… Alors, c’est quoi votre truc?
– C’est tout simple, je vous dis ! Plus il jette ses mégots par terre et plus vous avez besoin d’un balayeur. Il crée mon emploi et comme ça, ma mission d’intérim durera plus longtemps…
– Vous êtes trop fort, celle-là est bien bonne !

Et il se met à rire, tellement fort, que les directeurs adjoints de l’étage nous ont rejoints pour participer à la rigolade. J’avais mouché le chef d’atelier et sans moufter. Cette histoire a bien vite fait le tour de l’usine. Je suis resté “tranquilos” à balayer pendant environ un mois. À chaque fois que je croisais le big boss, il me saluait en souriant. À la fin de mon contrat temporaire, je me suis rendu à l’agence d’intérim pour récupérer mon dû. De retour à la maison, au moment de rassembler les papiers pour aller à la banque, je me suis aperçu qu’il ne s’agissait pas de ma paye, qu’il y avait eu une erreur… Je suis donc retourné à l’agence, un peu énervé parce qu’il fallait vraiment que je dépose rapidement de l’argent sur mon compte…

– Il y a erreur ! Je voudrais ma paye…
– Mais non, Gérard. Tu as tellement fait marrer le président qu’il t’a fait bénéficier d’une prime exceptionnelle ! En revanche, pas un mot là-dessus, cela doit rester confidentiel !

C’était effectivement une prime exceptionnelle puisque j’ai dû toucher ce mois-là l’équivalent du salaire de chef d’atelier… Mon pote là-haut, mon ange gardien, a encore retenu à temps ma colère et m’a bien conseillé… J’ai évité de faire une connerie et puis mon banquier a été plus compréhensif après cela. Il s’est même bien marré :

– Tu sais que tu dois être le technicien de surface le mieux payé de France !

Et il m’a accordé un droit de découvert plus conséquent… Me revoilà sur le marché du travail, mais avec un poids en moins et plus décontracté…