Au lendemain de leurs noces, début septembre 1962, mes tourtereaux préférés entament une nouvelle vie de transition, celle d’un couple SDF, sans domicile fixe qui part en voyage de noces ! En effet, ils emménagent, tels des gens du voyage, dans une maison mobile “mobil home”, à l’intérieur carrossé !
Outre mes quatre roues, mon volant et ma jolie forme sympathique, ils se contenteront de mes sièges avant, à peu près confortables pour les accueillir. Malgré ces bonnes dispositions, ils me dotent néanmoins d’options intéressantes : du matériel de camping pour les repas ainsi qu’un couchage plus douillet : deux matelas gonflables. Le tout est entassé dans mon coffre et jusque sur ma banquette arrière.
En voyage de noces avec “Tinette”
L’équipement du parfait petit scout comprend aussi : un réchaud à gaz, un ensemble de gamelles pour deux, une “glacière”, ou plutôt une boîte isotherme susceptible de contenir un quart de pain de glace ! Après notre tour de France de chantier en chantier, me voilà désignée volontaire pour suivre la route jusqu’à Dakar où le travail les attend impérativement le 1er octobre…
Allez Tinette, va falloir assurer ! Pas question de leur faire le coup de la panne ! Ansauvillers-Dakar, ça fait plus de 5 500 km à parcourir en moins d’un mois…
Prudents, mes passagers, ont planifié leur périple avant le départ et jalonné leur voyage de noces de divers points de contrôle : des villes en Espagne et au Maroc dotées de boîte postale. En outre, au cas où des événements leur interdiraient l’accès au territoire contesté du “Rio de Oro” en bordure des sables mauritaniens, ils ont réservé une traversée sur “l’Ancerville”, le nouveau paquebot de la compagnie Paquet, dont le départ est prévu de Casablanca, le 24 septembre. La bonne organisation prévoit dans ce cas-là d’être à Casablanca dès le 22 au soir.
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Cordoue, la “poêle à frire”
Le moteur coupé, un seul pied dehors suffit à persuader mes voyageurs que “Cordoue la poêle à frire” est la bien nommée ! Nous prenons quartier dans un nouveau Parador, en hauteur, un peu à l’écart, de classe internationale au goût anglais, mais sans charme. La cité qui a vu naître Sénèque est la plus arabe des villes d’Espagne. Le philosophe musulman Averroès contribue également à sa renommée. Elle surplombe le fleuve Guadalquivir et rayonne sur le nord de l’Andalousie.
Après le déjeuner, dans une sorte de grand fumoir, pièce attenante à la salle de restaurant, Robert sombre dans une sieste sonore, le bec entrouvert, installé au coin d’un grand canapé de cuir… Béat, il attire néanmoins les regards réprobateurs de ces dames qui prennent le café tandis que dans la pupille de leurs époux, on sent briller l’envie d’en faire autant… Bienheureux celui qui a osé !
Une pompe à bras
Dehors, je ne suis pas à l’abri des heures les plus torrides et sens presque mes plastiques et mes pneumatiques fondre ! Heureusement, revoilà mes deux compères, nous reprenons la route en direction de la ville : la poste restante d’abord, mais Monique est encore déçue, toujours pas de nouvelles d’Ansauvillers… Plus loin, au milieu de la grande ville : une seule pompe pour me ravitailler, une pompe à bras, maniée par un petit vieux à la voix chevrotante. Quelle soif !
Rassasiée, me voilà prête à me lancer à l’assaut des ruelles étroites et biscornues dans le labyrinthe de Cordoue pour trouver la mosquée-cathédrale ! Un jeune garçon à vélo m’ouvre la voie, à toutes pédales, il nous guide dans le dédale des “callejas” au sol empierré… Je saute, manque de rebondir contre l’angle d’un mur et d’érafler ma belle peinture le long d’une rangée de pots de fleurs ! Quelle frayeur, mais je suis intacte et mes passagers ravis de découvrir ces nouvelles merveilles. Partout c’est beau. Même l’artisanat : les cuirs et les bijoux en argent “y las niñas” de 3 ou 4 ans qui miment les danses espagnoles devant les touristes amusés.
À court de glace et victuailles
Il est temps de songer à la suite du voyage en direction de Séville. Il a fait 44° C à l’ombre aujourd’hui, paraît-il et mes passagers sont à secs. Avant de songer à faire le plein de la glacière, il convient de trouver du froid, de la glace. Mais où donc est la fabrique ? Petit à petit, me voilà entourée d’une nuée de gamins enthousiastes qui me poussent et m’acclament, ils nous conduisent devant la fabrique qui vient tout juste de fermer… Heureusement, le gérant accepte de remplir le minuscule récipient que lui tend Monique qui revient victorieuse. La horde joyeuse indique maintenant où trouver des vivres pour mes locataires. Une “tía” propose des yaourts, du pain et des petits biscuits, délicieux et bourratifs, paraît-il.
Débute alors un échange à la fois culturel et amical. Une jeune fille de 14-15 ans qui commence à apprendre le français semble ravie d’essayer de traduire ce que les jeunes espagnols brûlent d’impatience de demander à ce couple de Français ! Des mots sans importance, des phrases à peine comprises, mais l’essentiel est là.
Zébrures saisissantes entre Cordoue et Séville
Au volant, Robert fonce vers Séville. Tout à coup, il décide de s’arrêter à Ecija. L’orage éclate et le spectacle est saisissant. Malgré les zébrures qui fendent le ciel à intervalles presque réguliers, mon chauffeur m’incite à repartir. Dans mes phares à travers la pluie, un petit hôtel routier est encore allumé. Il fera l’affaire pour la nuit. Ce n’est pas le luxe, mais c’est propre. Nous repartons de Carmona dans la fraîcheur du matin de ce 14 septembre.
La magnifique Andalouse
Séville, la grande andalouse où se conjuguent richesses du passé et modernité, nous souhaite un bon jour. La ville aux quatre ponts qui symbolisent les quatre provinces : Navarre, Castille, Léon et Aragon, est le point de départ du célèbre conquistador Christophe Colomb.
Et tels des conquistadors, mes passagers abandonnent un temps et à l’ombre, leur Tinette préférée pour un tour de ville en fiacre. Ruelles enrubannées d’enseignes en fer forgé, portails en mosaïques aux couleurs vives, le quartier Santa Cruz, les patios, le parc Maria Luisa, l’Alcazar côté jardin, le port de commerce sur les rives du Guadalquivir, les quais, la Torre del Oro (la Tour de l’Or) et la cathédrale, le plus grand édifice gothique d’Espagne bâtie sur les ruines d’une mosquée arabe… So romantic ! La chaleur est accablante et Robert en profite pour se procurer un éventail salvateur.
Le soleil est à son zénith quand mes amoureux décident de reprendre la route pour fuir cette étuve. Direction, le sud, toujours et encore.
“La belle aux yeux de velours”
Cadix, face au Maroc, est atteinte aux premières fraîcheurs. Deux lettres attendent Robert à la poste, l’une, fidèle, vient de Nevers, l’autre de Dakar : Air France confirme qu’il est attendu… Sur le port, les tourtereaux goûtent à la spécialité locale : « el pescado frito », la petite friture. Après une nuit à l’hôtel Atlantico, nous démarrons dès le début de la matinée en direction de Gibraltar.
Un rocher face à l’Afrique
Mon itinéraire longe la côte, je roule à travers des paysages secs et sauvages d’une rare beauté. La montagne d’un côté, la mer de l’autre. Celle-ci offre une perspective infinie et la seule tâche de couleur vive de cette région brûlée à blanc par le soleil. Après le passage des douanes espagnole et anglaise, nous voilà sur « Le Rocher », Gibraltar. Cosmopolite, presque nordique, la ville est très curieuse, toutes les langues se mêlent à chaque coin de rue. Ici, plus qu’ailleurs, chaque brin de terre est utilisé à son maximum. Tout semble entassé: les rues, les bâtiments, les magasins, les casernes, l’aérodrome, le port… Je grimpe sans encombre en haut du rocher et là, juste en face, c’est l’Afrique. Je redescends pour me faufiler dans la queue. Nous devons patienter plus de 4 heures sous le soleil avant l’embarquement. Bénie soit la glacière pensent mes passagers !
Par delà les Colonnes d’Hercule, Tanger
Avec bien du retard – ce qui n’a rien d’exceptionnel – les colonnes d’Hercule, ainsi qu’est dénommé le détroit, nous ouvre la voie vers un nouveau monde, un autre continent. Je ne roule plus, je navigue… Et c’est la première fois !
Ça y est, j’ai posé mes roues en Afrique ! La douane m’ausculte de tous côtés, tandis que des camelots enturbannés passent entre les files d’automobiles pour tenter les voyageurs.
– Madame, regarde mes belles tortues-guitare, tu en veux ?
– Monsieur, donne-moi 10 dirhams ou 100 francs, comme tu veux, j’accepte tout… Madame veut une tortue !
Ils proposent des cigarettes et distribuent des réclames en djellabas multicolores. Bonjour Tanger, bonjour l’Afrique !